Homme des Débuts...
...
il est de tous les feux d’artifice de son temps, il en allume
quelques-uns. Salue la vie industrielle, la vie moderne, les inventions
et défis artistiques qui se multiplient, du Futurisme au
Constructivisme, voit venir Dada et le Surréalisme, auquel, avant
Breton, il donnera son nom...
Bref,
il est en sympathie avec son époque. Il faut l’entendre au sens fort:
c’est d’empathie totale qu’il s’agit. Tout est matière à poésie: les
avions, les hangars, le café du matin, les objets usuels. "Rivalise
poète avec les étiquettes des parfumeurs" - Poésie du quotidien, et
nouvelle spiritualité du monde.
Homme-Carrefour...
...il
chante admirablement le Paris des temps nouveaux. Il marche, flâne au
bord de la Seine, fouille dans les boîtes magiques des bouquinistes, ces
"bibliothèques en plein vent", mais surtout s’émerveille des
fulgurances de la Ville Lumière:
"Soirs de Paris, ivres du Gin
flambants de l’électricité
les tramways feu vert sur l’échine
musiquent au long des portées
de rails leur folie de machines"
Piéton, toujours
Cendrars a besoin au moins d’un train, pas lui. Il va, il déambule, en chantonnant souvent dit-on.
Quidam
semblable à ses semblables... Avec lui, le Poète perd radicalement sa
majuscule. Saisi qu’il est, possédé, rempli par le sort, le hasard, par
le monde dont il est le jouet volontaire. Marcheur il est, physiquement,
spirituellement, non loin de Walt Witman, et de quelques autres. Pourvu
en outre du don d’ubiquité: sachant être partout en même temps, dans
telle ville, dans tel port, telle rue, tel jardin de Prague (qu’il
connaît) ou de Madison qu’il ignore, mais où vit une femme qu’il a aimé -
voir "Zone" - et sa chavirante géographie affective. On retrouve les
mêmes accents dans "Vendémiaire" un ton plus haut, géographiques encore
mais cosmiques déjà, où les villes du monde, géantes et bonhommes,
s’appellent et s’interpellent...
Prophète du moderne
On
l’a compris: il livre la bataille de l’Immense, où il fait entendre ses
coups de feu isolés mais violents. C’est très moderne, ça. Tout est
ouvert, trop de fenêtres, personne n’est plus devant sa porte.
Mais il sait aussi naviguer sans bruit, tous feux éteints:
"Juin ton soleil ardente lyre
brûle mes doigts endoloris
triste et mélodieux délire
j’erre à travers mon beau Paris
sans avoir le cœur d’y mourir..."
Mais intemporel
Il
reprend ainsi avec bonheur le thème de l’amour courtois, qu’il murmure
comme il sied à une seule corde, retrouvant à rebours, par Verlaine,
Ruteboeuf et Villon, une longue galerie qui passe sous le Romantisme et
rejoint l’art des troubadours. Ce n’est pas un hasard si tant de ses
poèmes ont pu être mis en musique, en chansons. Le génie peut être
simple comme bonjour: voir "le pont Mirabeau", impérissable, "la Chanson
du Mal Aimé", tant d’autres...
Des vers qu'on sait par coeur
Enfin,
il est insubmersible. Il règne sur la durée, ce temps bizarre nommé
postérité. Moins lu à son époque qu’il ne l’est maintenant, Apollinaire
n’a pas connu de purgatoire. Il ne cesse de captiver de génération en
génération tous ceux qui ont vingt ans. Pour eux sa poésie n’a pas
d’âge, à la lettre la question ne se pose même pas; on sait toujours par
cœur des strophes du "Mal Aimé"...
Jean-Claude Bringuier (présentation de son émission dans la série "Un siècle d'écrivains")
A lire :
- Pierre-Marcel Adéma: "Guillame Apollinaire le mal aimé", Paris, 1952.
- Pascal Pia: "Apollinaire par lui-même", Seuil, 1954.
- Laurence Campa: "Apollinaire". Gallimard, 2013 (vient de paraître, nouvelle référence)
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